La conquête de la Basse-Volga et la découverte de l’Angleterre (1552-1557)

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La prise de Kazan ne met pas fin à la résistance du khanat. Dès le mois de décembre 1552, les populations locales se révoltent, tant sur la rive basse que sur la rive haute. Les troupes russes organisent des expéditions punitives : 74 pendus à Sviajsk et 38 à Kazan. Les biens des rebelles sont saisis pour dédommager « les plaignants », comme s’il s’agissait d’une affaire de brigandage, et les indigènes doivent payer le tribut dû aux Russes (yassak) en totalité . Pourtant, la guérilla ne fait que commencer et il faudra envoyer des renforts. Les nobles russes, comme Kourbski, commencent à se plaindre d’être retenus en permanence loin de leurs foyers. La prise de contrôle est progressive. D’abord la rive basse, entre la Vetlouga et Kazan, est soumise courant 1555, et un nouveau point d’appui est constitué avec le fort de Tcheboksary, qui devient le troisième pivot de la conquête russe avec Sviajsk et Kazan. Dans la région d’Arsk, au nord-est de Kazan, les populations collaborent : à l’automne, elles livrent 1 560 prisonniers tatars et leurs chefs qu’elles exécutent devant les généraux russes. Ces décimations se poursuivront et les élites rebelles seront particulièrement visées, de façon à priver de tête la résistance . Le prince Petr Chouïski, déplacé de Sviajsk à Kazan, intensifie les opérations et accélère la pacification qui est pratiquement achevée à l’été 1557. Ivan le terrible peut se vanter de son succès en Occident et l’ambassadeur du roi de Pologne est contraint, au moins du bout des lèvres, de se féliciter de ce que « Dieu soumet le genre musulman au genre chrétien .

Les premiers prélats arrivent à Kazan avec un clergé nombreux et d’importants moyens : ce sont des évêques en mission . Gourios Rougotine (1555-1563) et son successeur Germain Polev (1564-1567) sont des personnages d’une grande autorité morale. Le second sera même pressenti pour être métropolite en 1566 . Gourios et Germain sont assistés par Barsanuphe qui deviendra évêque de Tver en 1567. Ils doivent amener les habitants au baptême « par l’amour et non par la crainte et ne les contraindre en aucun cas  ». Des monastères sont fondés sur le territoire du khanat et pourvus de terres, en partie prises sur les biens de mainmorte (waqf) traditionnellement dévolus à l’entretien du clergé musulman. Autour de Kazan, ce sera la Dormition de Zilontova Gora (le Mont aux Serpents) et la Transfiguration du Sauveur ; près de Sviajsk, une autre abbaye de la Dormition dont le supérieur a rang d’archimandrite. Elles ont le double avantage d’être des centres de propagation du christianisme et de la colonisation rurale russe. L’islam, chassé des villes, s’enracine dans les campagnes, quitte à s’y teinter d’animisme . Les tribus finnoises de la Volga sont touchées, mais la diaspora tatare s’installe aussi en Sibérie, au Turkestan et au Caucase du Nord. Cependant, les Russes remportent des succès auprès des anciennes élites sédentarisées désireuses de s’intégrer à la noblesse. Et des contingents de gentilshommes venus de Russie centrale, spontanément ou par suite d’une condamnation à l’exil, renforcent la domination russe orthodoxe. Mais dans le pays profond, chez les indigènes, l’inertie est forte et les cas d’apostasie seront nombreux au cours des siècles. Après la mort de Macaire et des deux premiers archevêques, l’œuvre de conversion marque sérieusement le pas. Le projet de christianisation totale du pays est assez vite abandonné au profit d’une cohabitation qui rappelle assez la tolérance des khans au temps du joug mongol. La vallée de la Volga n’est pas l’Espagne de la Reconquista et les Russes ne tiennent pas à exacerber la résistance en lui donnant des motifs religieux.

Du point de vue militaire, la domination russe est matérialisée par des places, soit entièrement nouvelles, soit fortifiées sur un habitat préexistant. Seules Kazan et Astrakhan étaient de véritables cités avant la conquête, les autres sites s’urbanisent progressivement. Les responsables des nouvelles provinces sont appelés voïévodes, terme qui peut désigner aussi bien un général qu’un gouverneur. Dans un premier temps, ce sont avant tout des militaires affectés par roulement. Ils envoient des dépêches régulières à Moscou, assurent la sécurité des voies de communication et la perception du tribut. Ils disposent de secrétaires et sous-secrétaires envoyés de Moscou et censés être régulièrement remplacés. Au-delà des « villes annexes » (prigorody), la présence russe est fort peu perceptible. À partir de 1565, un nouveau bureau spécialement dédié aux affaires tatares est créé. On l’appelle isba, puis prikaz de Kazan et il est connu que les employés peuvent y faire des profits considérables .

La conquête d’Astrakhan se fait, elle aussi, de manière improvisée. Après la chute de Kazan, le khan Derbych offre de se soumettre, ce qu’Ivan le terrible accepte. C’est ainsi qu’Astrakhan devient un protectorat russe en 1554. Les clercs moscovites prétendent alors qu’Astrakhan s’appelait autrefois Tmoutarakan et faisait partie des terres que Vladimir de Kiev a partagées entre ses fils. Plus mordant, l’Allemand Heinrich Von Staden plaisante en déclarant que le khan d’Astrakhan a fui jusqu’en Crimée quand il a vu arriver, charriés par la Volga, les bancs de cadavres tués par les Russes lors de la prise de Kazan. En fait, Derbych mène un double jeu car il entretient une correspondance secrète avec le khanat de Crimée. De trahisons en réconciliations, le point de non-retour est atteint à l’été 1556. En septembre, Ivan le terrible est avisé qu’à la faveur d’une offensive par bateau et sur terre, ses troupes ont pris le contrôle d’Astrakhan, abandonnée par ses défenseurs. Elles ont ensuite tenté de débusquer Derbych et ses hommes dans les méandres du delta de la Volga. Elles ont capturé ses épouses et ses enfants, puis ont enlevé toute liberté aux Nogays de la région et confisqué les pêcheries et autres nasses qui sont l’une des principales ressources locales.

Pour consolider la position, Ivan envoie en renfort des mousquetaires et des cosaques. Le terme « cosaque » est en train de prendre une importance grandissante dans le lexique militaire de l’Europe orientale. D’origine turque, il « a servi dès le XV e siècle à désigner tous les éléments incontrôlés et insoumis, indépendamment de leur origine, de leur langue ou de leur religion ». Les « Cosaques de la Horde » sont des musulmans. Mais peu à peu, à partir du dernier quart du XV e siècle, on voit des bandes militaires autonomes de chrétiens se former aux marges de la Pologne-Lituanie, sur le bas Dnepr, puis à la périphérie de la Moscovie, sur le Don et la Volga. Pour la plupart, ce sont des paysans fugitifs qui vivent un peu comme les frères de la côte : ils ne reconnaissent que leur chef, qu’ils élisent, et vivent du butin dont ils parviennent à s’emparer. D’abord un peu surpris de s’être rendus maîtres d’Astrakhan, les Russes sont bien décidés à profiter de l’avantage inattendu. Mettant en pratique les leçons de Kazan, ils enrôlent une partie des habitants pour les aider à achever la pacification, moyennant un allègement du yassak. En quatre ans, malgré les révoltes qui grondent encore, ils ont rattaché à l’Empire moscovite la moitié du cours de la Volga (1552-1556). Déjà au X e siècle, la région était convoitée par les Rous’, à l’époque où ce nom désignait des marchands-guerriers scandinaves, mais ils n’avaient pu s’en rendre maîtres. Ensuite, entre 1242 et 1419, la Basse-Volga avait été le centre de la Horde d’Or. Sa capitale, Saraï, avait vu défiler les ancêtres d’Ivan le terrible venus rendre hommage au khan et tenter d’obtenir ses faveurs. À présent, le tsar russe est en position de revendiquer l’héritage de Gengis Khan, puisqu’il a annexé l’un des khanats héritiers de la Horde d’Or.

La conquête de Kazan est son deuxième sacre impérial. Il est, pour la première fois, maître du plus grand fleuve d’Europe, de ses sources à son embouchure. Du même coup, la Russie se trouve riveraine de la mer Caspienne et a pour horizon la Sibérie à l’est et le Caucase au sud-ouest. En outre, elle a pris possession d’une étape sur l’ancienne route de la soie. Astrakhan se situe en effet sur le trajet qui relie Azov (Azak) au Turkestan, puis à la Chine. Si la prise de Kazan est un événement strictement russo-tatar, la prise d’Astrakhan concerne indirectement l’Empire ottoman.

En 1556, la pacification des khanats de Kazan et d’Astrakhan s’achève. En dépit de tâtonnements et d’erreurs inévitables, elle constitue un succès indéniable. Pourtant, le tsar ne relâche pas la discipline qui s’est instaurée. Au contraire, il renforce ses exigences de service militaire envers ses gentilshommes. Après un nouvel arpentage des terres octroyées en bénéfice, il ordonne que chaque allocataire fournisse un cavalier en armure totalement équipé pour cent arpents de bonne terre, sous peine d’amende, mais avec une gratification s’il s’exécute. Il fait dresser des rôles complets des troupes nobiliaires et procède en personne à des revues . La mesure est à la fois pratique et symbolique : il fait la démonstration de sa sollicitude envers son armée, support indispensable du trône, et de sa volonté de contraindre ses puissants à payer de leur personne, et en même temps répond à une véritable nécessité, car « auparavant, beaucoup se cachaient et se dérobaient au service ». Le troisième inventaire systématique des terres de la Moscovie, consigné dans un nouveau type de registres appelés « livres de cadastre et d’arpentage » commence en 1558 . Ivan a peut-être aussi des arrière-pensées familiales, puisque les premières troupes qu’il passe en revue sont celles de son cousin Vladimir Andréïévitch. Mais il est aussi tourné vers l’Ouest où de nouvelles perspectives s’ouvrent pour la Russie.

En mai 1553, une petite expédition de trois navires quitte l’estuaire de la Tamise à la recherche d’une route du nord vers la Chine par l’océan Arctique. Deux des bateaux disparaissent dans une tempête, mais le troisième, commandé par Richard Chancellor, pénètre par chance dans la mer Blanche et gagne les rivages d’une contrée inconnue dont il apprend bientôt qu’elle s’appelle Russie ou Moscovie et que son souverain a pour nom Ivan Vassiliévitch . Bien accueilli, quoiqu’avec réserve, par les habitants de la côte, il est conduit jusqu’à Moscou et présenté à Ivan le terrible. L’audience est arrangée de sorte que la puissance du tsar apparaisse sous son meilleur jour et les Anglais sont impressionnés par sa « contenance majestueuse ». Ivan le terrible remet à Chancellor une lettre destinée au roi Édouard VI. Celui-ci a déjà été remplacé sur le trône par Marie Tudor quand l’Anglais rentre à Londres, mais il recommande chaudement à la reine de poursuivre les relations avec la Russie . Dès 1554 est fondée une Muscovy Company qui va solliciter l’octroi d’un privilège du tsar pour le monopole du trafic par la voie que vient de découvrir Chancellor. Certes le chemin est particulièrement long, mais la présence d’une dérive du Gulf Stream assure la libre circulation dans les eaux de l’Arctique pendant plusieurs mois. Les Russes voient s’ouvrir une fenêtre sur l’Europe. Ils commerçaient déjà aux confins de la Norvège et de leurs terres, dans la Kola, mais il s’agissait d’échanges locaux. Cette fois, ils sont en relations directes avec l’un des plus grands ports d’Europe occidentale.

À l’été 1556, Ivan le terrible envoie à bord du vaisseau de Chancellor son premier ambassadeur, Ossip Nepeïa. Le tsar s’engage à construire un port maritime sur la Dvina, permet aux Anglais de commercer librement dans tous ses États et leur offre un hôtel à Moscou. Le 25 juillet, Chancellor périt dans un naufrage au large des côtes écossaises. Nepeïa en réchappe de justesse. Il séjourne à Londres de février à septembre 1557 et obtient audience de la reine Marie et de son époux Philippe d’Espagne. Il revient chargé de promesses et de cadeaux. Les Russes pourront aussi disposer d’un hôtel à Londres et commercer sans payer de taxe. On envoie à Ivan le terrible un lion et une lionne, une cuirasse et des étoffes précieuses, ainsi que des maîtres et des docteurs, des orfèvres et prospecteurs en métaux précieux. La Russie a enfin trouvé un moyen de contourner les embargos auxquels elle est soumise dans l’espace baltique et un intermédiaire pour recruter les spécialistes qu’elle recherche. Chancellor est remplacé par Anthony Jenkinson (1529-1611), qui est à la fois un explorateur, un homme d’affaires et un diplomate. Arrivé à Moscou en 1557, il réussit à obtenir l’autorisation de poursuivre vers l’Inde. Ce voyage le mène jusqu’à Boukhara et lui permet d’esquisser la première carte de la « Moscovie et de la Tartarie », datée de 1562. Elle connaît une diffusion rapide grâce à son insertion dans l’atlas d’Abraham Ortelius . La Russie vient d’entrer dans la géographie universelle. Jenkinson revient encore en mai 1561 et réussit à atteindre la Perse. Ses relations avec Ivan IV sont excellentes et il devient une sorte d’ambassadeur informel entre la Russie et l’Angleterre. Lors de son troisième voyage, en 1566-1567, il obtiendra le renouvellement des privilèges de la compagnie . Cependant, la Russie n’a pas renoncé à améliorer sa position vis-à-vis de ses voisins polonais, baltes et scandinaves.

Bibliographie

  • ARRIGNON Jean-Pierre, « 1. Ivan le Terrible », dans : Emmanuel Hecht éd., La Russie des tsars. D’Ivan le Terrible à Vladimir Poutine. Paris, Perrin, « Tempus », 2017, p. 15-43. DOI : 10.3917/perri.hecht.2017.01.0015. URL : https://www.cairn.info/–9782262072223-page-15.htm
  • GONNEAU Pierre, « Chapitre VII. Victoires, bon gouvernement et premières crises (1552-1557) », dans : , Ivan le Terrible ou le métier de tyran. sous la direction de GONNEAU Pierre. Paris, Tallandier, « Biographie », 2014, p. 171-204. URL : https://www.cairn.info/–9791021002753-page-171.htm
  • Lemercier-Quelquejay (Ch.), “Les missions orthodoxes en pays musulmans de Moyenne- et Basse-Volga 1552-1865”, CMRS 8 (1967), p. 369-382.

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